On connaissait déjà les excentricités de la vie de Gödel, qui, craignant d’être empoisonné, mourra quasiment d’inanition. Ses notes, décryptées et étudiées ici pour la première fois en français, révèlent une pensée encore plus surprenante. Elles montrent que Gödel croyait aux anges comme au diable – parmi bien d’autres étrangetés. Il tente au cours des années de constituer ces idées bizarres en système logiquement cohérent, dont l’analyse éclaire d’un jour nouveau ses découvertes mathématiques. Cette apparente « folie » d’un esprit génial pose de redoutables questions sur la nature même de la pensée logique. L’auteur de cet essai les aborde sans hésiter à y impliquer sa propre subjectivité, sous forme de courtes fictions fantasmées. Un livre aussi inquiétant que stimulant.".
2) Le logicien fou.
Dans la premier chapitre de son livre; Pierre Cassou-Noguès présente Gödel comme le "logicien fou". Il prend place à une époque où la logique est déjà mathématique en y produisant des résultats d'une portée exceptionnelle qui prennent un sens qui dépasse le seul domaine de la logique mathématique. L'exemple le plus connu est le
théorème d'incomplétude. C'est, selon
Pierre Cassou-Noguès, un point d'inflexion dans l'histoire intellectuelle. Tel qu'il peur être reformulé avec les
machines de Turing, c'est dit-il un moment comparable au
cogito cartésien. Depuis Descartes, ce fameux "
je pense donc je suis" est, jusqu'à nous, un énoncé par rapport auquel toute philosophie doit prendre position ou se situer dans la perspective qu'elle se donne, tout comme le théorème de Gödel et les machines de Turing. "C'est" dit Cassou-Noguès "
une nouvelle image de l'esprit, une nouvelle formulation de la question des limites de la pensée et de son rapport à une transcendance". Gödel se reconnait avoir établi en logique en logique une proposition philosophique, "peut-être la première proposition rigoureusement prouvée à propos d'un concept philosophique". En fait, Gödel n'a pratiquement rien publié de ses notes philosophiques, peut-être parce qu'il n'obtient pas le système rigoureux qu'il espérait. Il est a t-il dit que sa philosophie est contraire à l'esprit du temps. Il est par ailleurs convaincu que les philosophes doivent craindre l'esprit du temps. "Je suis" dit-il "prudent et je ne rends publiques que les parties de ma philosophie qui se prêtent le moins à la controverse". Mais pour Cassou-Noguès, ce n'est pas seulement parce que la philosophie de Gödel est trop originale dans son milieu et son temps; c'est qu'elle est "folle". Gödel est fou. le reste des chapitre 1 à 4 de la partie I du livre décrit assez longuement cette folie qui va de la peur des gaz de son réfrigérateur (de 1941 à 1945) à celle d'être empoisonné. Il est de fait qu'à certaines périodes, Gödel lit plus de livres de médecine que de logique ou de philosophie.
3) Hyperrationalité, Monadologie, hyper sensibilité.
3-1) hyper rationalité. On peut dire de Gödel qu'il est fanatiquement rationnel (voir p. 39: I chap.6). Il y a différentes façons de se faire "fou" avec logique et philosophie. La première, la plus simple, est d'appliquer sans restriction cette rigueur à la vie quotidienne. Il suffit d'user de nos moeurs, nos habitudes, nos nos opinions (qui ne sont pas toujours cohérentes), sans concession pour se comporter "comme un fou". Mais celui-ci semble avoir gardé toute sa raison et sa "folie" ne se manifeste qu'au regard d'une paresse d'esprit d'une inertie qui nous entraîne à suivre des moeurs absurdes. c'est dans cette irrationnalité; explique Cassou-Noguès que Wang voit l'origine de cette bizarrerie de Gödel. "être fanatiquement rationnel n'est plus rationnel". Par rationalité, Gödel n'est pas allé à l'enterrement de sa mère, ce que son frère lui a reproché. "pourquoi donc aurais-je dû passer une demi-heure sous la pluie devant une tombe ouverte?" Sa mère n'est plus de ce monde, mais selon les convictions du logicien, dans un autre monde où elle est absorbée dans les mathématiques et ne se soucie donc guère de ce qui se passe à l'enterrement et de ses "restes". En refusant de risquer de s'enrhumer, est-il ou non raisonnable, est-il ou non fou? Difficile de trancher! De même, Descartes, dans "le discours de la méthode", se demande dans quelle mesure appliquer la science, ou la raison; aux affaires de la vie, puisqu'il faut n'admettre que des propositions certaines, qui s'appuient sur une certitude qui échappe à tout doute. Mais en attendant, dans la vie, que faire en attendant? Descartes se propose au contraire de "d'obéir aux moeurs et coutumes de son pays". [...] suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues". Gödel, lui, hésite, en qualifiant la maxime cartésienne de "peut-être?". C'est qu'il reconnait le risque que la logique appliquée à la vie ou, comme le rapporte
Hao wang, que "l'hyperrationalité risque de rendre "fou" et peut-être, si Descartes a raison, c'est une véritable folie" (qui s'écrit alors sans guillemets).
Hao wang est l'auteur de "
A Logical Journey: From Gödel to Philosophy": [Hao Wang (1921-1995) was one of the few confidants of the great mathematician and logician Kurt Gödel. A Logical Journey is a continuation of Wang's Reflections on Gödel and also elaborates on discussions contained in From Mathematics to Philosophy. A decade in preparation, it contains important and unfamiliar insights into Gödel's views on a wide range of issues, from Platonism and the nature of logic, to minds and machines, the existence of God, and positivism and phenomenology. The impact of Gödel's theorem on twentieth-century thought is on par with that of Einstein's theory of relativity, Heisenberg's uncertainty principle, or Keynesian economics. These previously unpublished intimate and informal conversations, however, bring to light and amplify Gödel's other major contributions to logic and philosophy. They reveal that there is much more in Gödel's philosophy of mathematics than is commonly believed, and more in his philosophy than his philosophy of mathematics. Wang writes that "it is even possible that his quite informal and loosely structured conversations with me, which I am freely using in this book, will turn out to be the fullest existing expression of the diverse components of his inadequately articulated general philosophy."]
3-2) Monadologie et hypersensibilité de Gödel.
L'hypocondrie de Gödel, sa peur des maladies, des gaz... est sans doute en réalité, selon Cassou-Noguès, une peur métaphysique, celle de l'infiniment petit et de la vie autonome de ces petites choses que nous ne connaissons pas. La maladie n'est en fait rien d'autre qu'une rupture dans l'harmonie précaire qui lie nos cellules. Que l'une d'entre elles "décide" (en quelque sorte) de vivre sa vie ou de former une colonie autonome, et elle prend notre vie. Ce sont ces petites choses que Gödel craignait, ou plus exactement, des choses plus petites encore... On a dit que Gödel a développé, à force d'exercices, une hypersensibilité qui lui permettait de saisir d'infimes modifications dans son environnement. C'est pourquoi il était si attentif aux gaz et à toutes sortes d'odeurs qui échappaient à son entourage.
Dorothy Morgenstein (photographe), invitée chez les Gödel, raconte comment Kurt, en entrant dans l'appartement, a immédiatement décelé une souris morte derrière un placard. Gödel a apparemment mis au point un entraînement sensoriel, quelque chose comme une prière ou un exercice religieux et cultivé une sorte d'ultra-sensibilité.
Les sens de Gödel étaient doués d'une acuité exceptionnelle? Légende ou vérité? La seconde hypothèse donnerait un fondement sensible et empirique à sa peur d'une vie autonome des petites choses. En tout cas, on la retrouve dans sa métaphysique. Ainsi
Gödel dit à Wang: "ma théorie est une monadologie avec une monade centrale (Dieu). Elle est comme la monadologie de Leibniz dans sa structure générale." "Les monades sont, un peu comme les cellules d'un corps, des individus, qui constituent les choses visibles et chacune possède une vie, une expérience intérieurs, une conscience qu'elle peut développer Non seulement les êtres vivants, mais les choses elles-mêmes, ce caillou dans l'air que je respire, sont tout entiers constitués de ces monades". "Pour Leibniz, les monades sont spirituelles en ce sens qu'elles ont conscience, expérience, pulsion du côté actif et contiennent des représentations du côté passif La matière est également composée de telles monades [...] mais un électron, un morceau de pierre, a également des expériences". Pour Leibniz, tous les corps, dont le notre sont pris dans un chaos. Et il faut un principe régulateur. C'est Dieu. Pour lui, "chaque chose a été crée par Dieu dans un but déterminé. Rien n'a été créé sans but." Dieu n'a donc pas besoin d'intervenir après la création, les monades continuent de former le monde stable que nous connaissons. Gödel y voit il est vrai quelques erreurs, ou du moins une certaine incomplétude dans la création divine, qui laisse sa place au chaos et au diable, mais dans l'ensemble, on peut dire que Dieu a bien fait les choses. La vie des monades est régulées et la peur de l'infiniment petit se résout dans l'infiniment grand.
4) Le monde de l'esprit.
La peur qui hante Gödel a sa contrepartie dans le monde de l'esprit. En effet, le monde de l'esprit n'est pas simple, mais il forme un véritable monde intérieur avec une multiplicité tout comme le monde extérieur (le monde visible?). "On suppose toujours que ce qui se passe "dans l'âme ", (c'est à dire la monade", est quelque chose de simple à voir, de la même façon que l'état d'un atome est décrit par son lieu (sa localisation) et son mouvement [...] Mais en réalité le degré de complication est le même que celui du monde entier". Dans le cadre d'une monadologie, le monde entier se reflète dans la monade et donc l'esprit comporte autant de perceptions qu'il y a de petites choses dans le monde, perceptions qui ne se distinguent pas en elles-mêmes. C'est seulement par leur assemblage qu'elles constituent nos pensées distinctes, comme les monades constituent les choses visibles dans le monde et elles peuvent se développer sans que nous en ayons conscience, mais qui peuvent changer à certains instants le cours de nos pensées. Nous ne maîtrisons pas et ne comprenons pas tous ces facteurs qui ne semblent pas dépendre des impressions extérieures. Ils ne sont pas non plus causés par l'environnement, mais d'où sortent-ils alors? Gödel pense qu'il viennent du regroupement et de la cristallisation de toutes les pensées infimes qui constituent le fond de notre esprit mais que nous ne remarquons pas.
Si le cours de nos pensées n'est jamais maîtrisé, alors en quel sens est-ce bien moi qui pense si je ne me reconnais pas dans le cours de mes pensées et si je ne les comprends pas? Peut-on imaginer qu'un ange ou un démon réussisse à infléchir ce mécanisme ou se loger dans ces complexes que forment ces petites perceptions? Gödel, lui, prend au sérieux ces hypothèses fantastiques. Il y a toujours une risque, qui lui, n'a rien de fantastique, Nous vivons avec nos habitudes, une pensée presque mécanique mais dont nous décidons le cours, au moins en partie. Mais ce cours de la pensée n'est que la surface et s'appuis sur un fond de pensées inaperçues que nous ne connaissons pas et dont nous ne pouvons jamais être certains qu'il n'est pas sur le point de se dérégler et d'entrer dans le plus grand chaos. Un chaos de pensées absurdes ou monstrueuses, que nous ne pourrons pas arrêter, multitude de pensées hétérogènes, qui ne signifient plus rien et se succèdent sans suite. Le risque de folie, s'il est ici dans le monde de l'esprit, correspond à celui du chaos dans le monde des choses. Il faut croire en un Dieu qui a réglé ces deux mondes et qui garantit le monde extérieur contre le chaos et le monde intérieur contre la folie. Et encore, ce Dieu n'a réglé l'univers que de façon incomplète. Pour Gödel, il reste des brèches ouvertes en ce qui concerne l'esprit, des interruptions dans le fonctionnement normal de l(esprit humain, qui donnent lieu aux rêves et et ouvrent la porte aux démons.
5) Rien n'est laissé au hasard.
Dieu a créé chaque chose dans un but déterminé, chaque être, en lui donnant une nature telle qu'il réalise de lui-même ce que Dieu attend de lui. Il n'y a donc pas de hasard dans l'univers de Gödel.
Pierre Cassou-Noguès note que dans une lettre,
Ernst G. Strauss, un assistant d'Einstein dit que "
Gödel utilisait pour observer le monde un axiome intéressant: à savoir que rien de ce qui arrive n'est accidentel ou n'est simplement dû à la stupidité (des hommes)". Si vous prenez cet axiome au sérieux, toutes les théories étranges auxquelles Gödel croyait deviennent absolument nécessaires. J'ai essayé de plusieurs fois discuter avec lui, mais il n'y avait pas d'issue. De cet axiome, toutes théories suivaient." Gödel n'est pas loin, à première vue du grand physicien, dont il reprend le mot célèbre "
Dieu ne joue pas aux dés avec le monde, c'est à dire rien dans le monde ne se fait par hasard". Cependant Gödel donne à cet axiome une signification plus forte que ne le fait Einstein. Non seulement les événements ont des causes physiques et sont causes eux-mêmes de nouveaux événements, mais ils ont un sens littéralement surnaturel. Dieu a injecté dans le monde un maximum de sens, en donnant aux mêmes événements des valeurs multiples.
C'est surtout à propos de la politique dont l'analyse était pour lui comme un "hobby", que Gödel s'attache à interpréter ce sens de événements. Ce qu'il y cherche, ce sont en réalité des coïncidences qui alimentent son appétit pour le "mystérieux". Ainsi remarque t-il, "
n'est-il pas remarquable que la mort d'Einstein survienne près de 14 jours après l'anniversaire des 25 ans de l'institut? [...] etc". Ces coïncidences révèlent une sorte d'harmonie, une mise en ordre de notre monde, qui dépasse le règne de la physique et dépend de ce que Gödel appelle de façon énigmatique "la structure du monde" ou des "lois de structure" du monde. Ainsi il tente de lire dans la politique et parfois dans l'histoire de l'humanité: "Il
y a deux séquences de 4 étapes: 1)judaïque, 2) babylonienne, 3) perse, 4)grecque; 1') première Chrétienté (romaine), 2') Moyen Age, 3') capitalisme), 4') communisme. Il y une surprenante analogie entre les deux séquences, dans les dates etc. Les périodes de la seconde séquence sont trois fois plus longues que celles de la première. [...] La similitude est beaucoup plus grande qu'on pourrait le croire. Il y a des lois structurelles qui ne peuvent pas être expliquées par les causes." Gödel n'explique pas le pourquoi mais peu importe, tout ceci est plus instructif rapporté au monde de Gödel qu'à l'histoire de l'humanité. Il y a un principe de
surdétermination dans ce monde. Gôdel ne nie pas la possibilité d'une explication par des causes, physiques ou autres; mais cette explication doit se compléter par une ou plusieurs interprétations qui dégagent le sens de événements. Ce principe de surdétermination inscrit ces événements dans plusieurs registres signifiants. Dieu dépose dans les événements du monde de multiples sens, autant que ceux-ci peuvent en supporter. Il est comme le rêveur devant son rêve, qui surdétermine les figures de son rêve en leur donnant ce même maximum de sens.
L'axiome de Gödel, que rien dans le monde n'est laissé au hasard, a un statut ambigu.
D'un côté, il répond à ses peurs, et avant tout, à celle de l'infiniment petit. En réglant l'univers, Dieu nous assure contre le chaos dans l'extériorité et contre la folie dans notre esprit. Tout dans le monde est signifiant. C'est cette recherche d'une signification cachée, secrète, que Gödel applique à la politique comme à sa propre vie où des mots équivoques d'un collègue trahissent pour Gödel l'empoisonnement qu'il redoute. Cependant ces "théories étranges" dépendent d'un postulat métaphysique d'origine Leibnizienne et qui a une portée scientifique: toute chose a une raison et peut donc s'expliquer. c'est une manifestation de l'optimisme rationaliste de Gödel, il n'y aurait en fait rien qui échappe à la connaissance, rien que l'esprit ne puisse formuler et soit susceptible d'une confirmation ou d'une réfutation. Dans cette hypothèse, les coïncidences qu'il recherche seraient des phénomènes à expliquer et qui pourraient l'être plus simplement par la causalité divine?.
6) Dans quel monde vivons-nous?
Jonh W. Dawson, qui a écrit
Logical-Dilemmas parle des notes du journal de
Dorothy Morgenstein où son époux,
Oscar Morgenstein note que parler avec Gödel, c'est "immédiatement être plongé dans un autre monde" où il y a "trop de complots". Dawson conclut son ouvrage en disant que la paranoïa de Gödel l'a enfermé dans un monde illusoire mais logiquement inattaquable. Sa paranoïa est le point culminant de sa recherche d'une vision du monde
consistante (cohérente), aussi complète que possible et pourtant d'un point de vue de celui qui l'examine de l'extérieur, absurde. Or, et c'est un thème que Gödel aborde dans ses cahiers, que nos croyances, les postulats qui déterminent notre monde, nous enferment dans une image du monde qui peut être fausse, et pourtant indépassable (Il pense que l'homme peut ne pas venir de lui-même facilement à la connaissance tient vraisemblablement à ce qu'il a développé dans son enfance et en partie de façon inconsciente, un système de croyances fausses et n'arrive pas à les dépasser. Il serait alors intéressant de constituer le modèle d'un tel système de croyances fausses mais stable). Sa conclusion est que "
la méthode alors pour le fondement de la connaissance est la psychanalyse." [...] Cela permettrait de mettre en évidence la source de ces croyances fausses mais stables, sans les contredire de front, mais plutôt en en dévoilant le caractère conditionné et par conséquent, accidentel." Gödel (doute-t-il de la réalité de son propre système?) prend alors la
monadologie de
Leibniz comme exemple d'un système stable "irréfutable". Le monde y est composé d'atomes spirituels; il n'y est donc pas tel que je le perçois (Les atomes dont la science dit qu'ils sont énergie d'abord, ne sont-ils pas monades?.) Si je prends à la lettre le texte de Leibniz, dit Cassou-Noguès,
"je n'ai même aucun contact avec les monades qui m'entourent, je me contente de rêver d'un monde d'apparences, illusoire, mais qui partage certaines propriétés de structure avec l'univers des monades".
En fait, rien ne me force à penser que je rêve, mais rien non plus ne m'interdit d'adopter cette hypothèse des monades et en ce sens la monadologie a un aspect irréfutable alors même qu'elle elle est peut-être fausse. Alors, l'alternative serait: ou bien la monadologie en laquelle croit Gödel est fausse et ce dernier vit dans l'illusion, ou bien c'est le monde phénoménal avec ses apparences, qui n'est qu'un rêve, une image fondée sur une réalité qu'elle n'exprime pas de façon adéquate ... Et alors il faudra, un jour, nous réveiller. Gödel a pu comparer cette vie "semblable à celle de l'enfant dans le ventre de sa mère (est-ce qu'eux-aussi rêvent d'une réalité?".
Mais le "réveil" n'est pas simplement ouvrir nos yeux, yeux qui ne sont capables de voir que des formes et des couleurs et jamais des monades. "Se réveiller" ce sera sans doute se retrouver dans un autre monde (après la mort, car la possibilité d'un "réveil dans cette vie", qui serait l'expérience d'une réalité autre, reste une question?). C'est sans doute pourquoi Gödel pose la possibilité d'autres mondes qui doubleraient le notre (comme celui les mondes parallèles) ou qui le contiendraient, (comme l'univers de la monadologie). Est-ce un autre effet de sa paranoïa? En tout cas, cela introduit déjà, des les années 1940, le thème de nombreuses histoires de science-fiction Seulement, pour Gödel, il ne s'agit pas d'ue histoire, mais d'une possibilité philosophique, sérieuse.
7) Gödel est-il "fou" ou seulement leibnizien?
Cassou-Noguès a parlé jusque là de Gödel "fou" où sa "folie" exprime sous une forme sublimée les peurs du logicien, mais pense qu'on présenter une objection; Gödel est peut-être 'fou" dans la vie (il a certaines difficultés dans des situations quotidiennes et un comportement parfois hors du commun. Mais en philosophie, il n'est pas "fou" (au sens où on dit généralement "c'est un fou"), il est seulement leibnizien. En effet, Gödel reprend les thèses de Leibniz, qu'il adapte à la logique de son époque en les complétant par
d'autres thèses, qui semblent avoir une origine dans la philosophie médiévale. Le fait de reprendre ces considérations venant d'autres siècles au 20ème siècle en modifie considérablement la portée et de plus Gödel écrivit aux Etats-Unis il y un environ 40 à 50 ans. Mais que dirait-on actuellement de ce type de conversation du type de celles citées par Pierre Cassou-Noguès en page 52? par exemple: "Mon collègue fouille dans ses tiroirs. Il parcourt les étagères sans le trouver. Si je lui suggère qu'il peut l'avoir prêté et qu'il me réponde "non, il y a un esprit dans cette pièce, c'est une force invisible qui m'empêche de trouver cet article ... et si à la fin, il me dit: c'est le diable Je viens de prouver son existence à partir du théorème d'incomplétude de Gödel. Et j'ai peur qu'il m'emporte".
Je continue de lire avec beaucoup d'attention et d'intérêt Cassou-Noguès, lorsqu'il continue ses explications en avouant " [...] j'appartiens à l'esprit du temps tel que Gödel le caractérise. J'ai comme on dit, mon bon sens et ne peux pas croire un instant à l'existence des anges ou à celle des démons ni à aucune autre de ces thèses fantastiques. Pourtant, en tan que j'appartiens à l'expression du temps, je suis convaincu que des thèses philosophiques doivent être "sérieuses" et au moins, pour pouvoir être tenues pour vraies. Or les thèses de Gödel débordent largement le domaine de ce dont j'accepte de me laisser convaincre, le domaine dont j'accepte de discuter [...] Ces thèses sont d'emblée absurdes, hors du domaine de ce que je peux, dans l'esprit du temps, envisager. Cela dit, tout en restant dans l'esprit du temps, l'absurdité des thèses de Gödel ne signifie pas, me semble-t-il, qu'elles soient dépourvues d'intérêt, ou disons, que le théorème d'incomplétude, dans un contexte raisonnable, ne puisse impliquer l'existence du diable. [...]
Personnellement, je partage et comprend ce point de vue et ce genre de questions m'intéresse aussi. Gödel, qui a des peurs dans la vie quotidienne, réussit à les exprimer dans sa philosophie et donc à les faire coïncider avec certaines thèses de la philosophie classique et à les lier avec des résultats logiques, interprétés selon des selon des principes qui semblent acceptables. Mais à quoi tient cette coïncidence que faut-il en penser et conclure? Faut-il penser que Gödel déforme la philosophie classique, la logique et tous les principes de sens commun pour y faire rentrer ses propres peurs? Faut-il reconnaitre que ce complexe commun de philosophie, de logique et de bon sens se prête à cette expression de la "folie" et qu'il contient celle que Gödel ne fait qu'y révéler? "Et à la limite sommes-nous tous "fous", sans vouloir nous en rendre compte et en refoulant cette folie sous le couvert d'un esprit du temps vaguement matérialiste"? Mais une autre hypothèse serait que que Gödel soit un "fou" particulièrement habile qui dénature la philosophie pour y loger sa "folie". Mais pouvons-nous saisir comment et dans quelle mesure il le fait et mieux cerner et définir cette "folie"? C'est pourquoi
Cassou-Noguès dit de façon vague que Gödel est fou sans chercher une caractéristique médicale mais seulement la façon dont elle s'exprime en philosophie ou en logique. C'est ce qui l'intéresse et qu'il cherche à définir. Voyons la suite.
8) La métaphysique de Gödel dans "Des fragments".
"
En philosophie, Gödel n'a jamais obtenu ce qu'il cherchait: une nouvelle vision du monde, avec ses constituants de base et les règles de leur composition" Dans ce texte publié par
Hao wang sinon écrit du moins relu par Gödel, on lit son ambition philosophique, mais en même temps son aveu d'échec. L'ambition est de transformer la philosophie.
Celle-ci doit, en premier lieu, devenir une véritable théorie, comme les théories scientifiques, définissant les notions primitives, comme les monades qui déterminent les constituants du monde, les relations qu'elles entretiennent et qui sont fixées dans des axiomes. Il s'agit de transformer ce domaine du discours vague en uns science, une discipline rigoureuse, au domaine défini et aux raisonnements normés, tout comme Newton semble l'avoir réalisé en physique, où les spéculations sur la nature, qui appartenaient aux philosophes, sont devenues une science.
En deuxième lieu, la seconde transformation concerne son domaine que Gödel entend déplacer de la matière vers l'esprit. Et ceci contrairement à l'esprit du temps, empêtré dans ses préjugés matérialistes. Il entend "spiritualiser" la matière, puisque les choses ne sont faites que de monades. Cela donne alors la possibilité d'inclure dans le domaine de la philosophie la référence à d'autres esprits, Dieu, les anges et ... d'autres mondes.
Ce projet qui semble faire de la philosophie une science fantastique est au coeur de l'opposition de Gödel au cercle de Vienne, qui dit que "la philosophie n'a rien à dire sur le monde". Carnap (membre du cercle de Vienne et le plus célèbre représentant du positivisme logique) rapporte une conversation avec Gödel en 1943 sur la possibilité de développer une "théorie de la métaphysique religieuse", une théorie exacte qui partirait de concepts comme "Dieu", "l'âme", "les idées", et qui serait comparable à la physique théorique qui rattache des entités qui ne pas observées directement, comme des particules insaisissables; à des énoncés observationnels décrivant des expériences. Carnap est sceptique devant ce projet. De telles théories sont mythologiques pourquoi faire intervenir Dieu? La psychanalyse explique comment l'idée de Dieu nous vient du rapport au père dans l'enfance dit en substance Carnap. Mais Gödel répond "je ne crois pas. Dans tous les cas, il faut tenter une telle métaphysique religieuse". Et c'est ce qu'il se propose les années suivantes. La métaphysique telle que Gödel l'envisage a donc deux sources: la science, dont elle doit prendre la forme, et une religiosité qu'on peut dire fantastique.
Mais Gödel n'aboutit pas et cette philosophie rigoureuse ne se trouve pas dans les notes qu'il nous a laissé. On ne trouve que des remarques, notes, passages courts, mais qui ne font pas système. Gödel est bien conscient qu'il ne laisse que ces remarques et il conseille Wang pour la présentation de ses notes. Et peut-être s'en satisfait-t-il quand il écrit à sa mère: "Les aphorismes sont à mon goût. J'aime tout ce qui est court [...]".
Terminons cet article sur la "folie" de Gödel en évoquant le fantastique ou le mystérieux. "Il y a d'autres mondes et d'autres êtres rationnels d'une espèce différente et plus élevée [ que l'espèce humaine]. C'est la 4è sur les 14 thèses que Gödel présente à Wang comme les fondements de sa métaphysique; d'autres mondes, d'autres intelligences. Ce n'est pas à des mondes au sens d'extra-terrestres de la science fiction qu'il faut se référer, mais de mondes parallèles qui ne sont pas situés dans l'espace et le temps de notre monde et auxquels nous n'accéderont que dans une vie future. Ils sont habités par des intelligences supérieures, anges et démons et sans doute ces sortes de fantômes que nous deviendrons dans l'après-mort terrestre. Gödel emploie le terme mystérieux pour parles des êtres bizarres, Dieu, anges, démons, fantômes qui n'existent pas sur le même mode que nous humains.
Le prochain article, "La réalité des objets immatériels" sera consacré au platonisme de Gödel.
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/01445340500112124 Cet article est une discussion des arguments de Gödel pour une conception platoniste des objets mathématiques. Je passe en revue les arguments proposés par Gödel dans différents articles et je les compare à des documents non publiés (tirés de Nachlass de Gödel). Mon argument est que les arguments ultérieurs de Gödel visent simplement à établir que la connaissance mathématique ne peut pas être expliquée par une analyse réflexive de nos actes mentaux. En d'autres termes, il y a à la base des mathématiques des données dont la constitution ne peut être expliquée par une analyse introspective. Cela ne veut pas dire que les mathématiques sont indépendantes de l'esprit humain, mais seulement qu'elles sont indépendantes de nos «actes et décisions conscients», pour reprendre les propres mots de Gödel. Des objets mathématiques peuvent alors avoir été créés par l'esprit humain, mais si c'est le cas, le processus de création ne peut pas être complètement analysé et reproduit. Une telle thèse est plus faible que certaines des déclarations que Gödel a faites sur son réalisme conceptuel. Cependant, il est prouvé que Gödel a sérieusement envisagé cette thèse faible, ou une position dépendant uniquement de cette thèse faible.