Pour Girard, l'apocalypse a commencé
http://darknessclosesin.ning.com/group/the-prophecies-group/forum/topic/show?id=4506165%3ATopic%3A1321609&xg_source=msg (In the dark: Jewish Prophecies and Messianic Expectation)
http://darknessclosesin.ning.com/group/the-prophecies-group/forum/topic/show?id=4506165%3ATopic%3A1321349&xg_source=msg ( In the dark: Christian Prophecies and the Second Coming of Christ)
http://www.philo5.com/Les%20vrais%20penseurs/24%20-%20Rene%20Girard.htm: (Les vrais penseurs: René Girard
1924 — 2015
Archiviste-paléographe français
professeur de littérature française aux États-Unis
professeur de littérature française aux États-Unis
Né à Avignon (Vaucluse) le 25 décembre 1923, ce philosophe français est membre de l'Académie française depuis 2005. Ancien élève de l'École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford et à l'Université Duke aux États-Unis, il est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d’une nouvelle anthropologie Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux. Il est l’auteur d’essais traduits dans trente pays :
Les livres de René Girard:
des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) (franceculture.fr -des choses cachées depuis la fondation du monde)
www.amazon.fr -Le bouc émissaire (version .pdf: lea.u-paris10.fr -Le bouc émissaire)
goodreads.com -The Girard Reader (1996)grasset.fr -Je vois Satan tomber comme l'éclair (libertylovers.blogspot.fr -Je vois Satan tomber comme l'éclair) (1999)
libertepolitique.com -La voix méconnue du réel (2002) grasset.fr -La voix méconnue du réel (premiers chapitres)
amazon.fr -Le sacrifice (2003)
Dans mes articles, j'essaye d'approfondir sa pensée à travers une de ses dernières oeuvres "Les-origines de la culture". Pour le moment, j'en suis à l'article 4:
http://monblogdereflexions.blogspot.fr/2014/11/les-origines-de-la-culture-4-le_6.html (Les origines de la culture 4) Le scandale du christianisme partie 1)
http://monblogdereflexions.blogspot.fr/2014/05/les-origines-de-la-culture-3-2-une.html (Les origines de la culture 3-2) "Une théorie sur laquelle travailler": le mécanisme mimétique partie2)
http://monblogdereflexions.blogspot.fr/2014/04/les-origines-de-la-culture-3-une.html#.VsjODX3hDDd (Les origines de la culture 3-1) "Une théorie sur laquelle travailler": le mécanisme mimétique partie 1)
http://monblogdereflexions.blogspot.fr/2014/01/les-origines-de-la-culture-2.html (Les origines de la culture 2) Introduction: "Une longue argumentation du début à la fin.")
http://monblogdereflexions.blogspot.fr/2013/12/les-origines-de-la-culture-1-qui-est.html (Les origines de la culture 1) Qui est René Girard?)
Dans l'article 1, j'écris: nous vivons peut-être la fin de l'ère chrétienne, accompagnée d'une crise des valeurs (peut-être va-t-on vers un nouveau christianisme?) et de nombreux dérèglements se produisent dans notre société. On assiste à une résurgence du paganisme et des mythes de l'antiquité grecque. Narcisse, Prométhée sont de retour et deviennent envahissants. Le mimétisme s'exacerbe que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans les médias, même si l'individualisme est puissant et poussé par un ego qui devient forcené.
C'est ce qui m'a donneé l'idée de rédiger cette série d'articles en donnant "ma lecture" du livre de René Girard "Les origines de la culture".
Je n'en suis au quatrième article, mais je viens de découvrir un article de la revue reforme.net du 5 novembre 2015 qui a attiré mon attention: pour Girard, l'apocalypse a commencé. Mort le 4 novembre 2015 à l'âge de 91 ans, il n'avait cessé de s'interroger sur la façon dont la religion devient violente, ou est instrumentalisée au nom de la violence. Pour Henri Tincq dans la revue Slate, "René Girard, l'homme qui nous aidait à penser la violence et le sacré" montre "comment les religions sont devenues extrémistes": "Les deux thèses liées sur la «rivalité mimétique» et le «mécanisme émissaire» ont conduit René Girard –qui a toujours affiché sa foi chrétienne malgré les critiques d’une partie de la communauté scientifique– à s’interroger sur l’origine et le devenir des religions, jusqu’à leurs formes extrémistes d’aujourd’hui. Pour lui, à la naissance des religions, il existe aussi une «rivalité mimétique» autour d'un même «capital symbolique», fondé sur les trois «piliers» que sont le monothéisme, la fonction prophétique et la Révélation". Et plus loin: "René Girard va interprèter les attentats du 11 septembre 2001 comme la manifestation d’un «mimétisme» désormais globalisé. Il déclare, dans une interview au Monde en novembre 2001, que le terrorisme islamique s’explique par la volonté «de rallier et mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans des rapports de rivalité mimétique avec l'Occident». Pour lui, les «ennemis» de l'Occident font des Etats-Unis «le modèle mimétique de leurs aspirations, au besoin en le tuant»." Dans l'interview donné à réforme.net René Girard va encore plus loin lorsqu'il affirme: "Nous avons atteint un point, rappelle avec force René Girard, où la disparition de l’espèce humaine devient possible – disparition qui est déjà annoncée dans la Bible – si l’homme ne renonce pas à la violence et à la rivalité." Pour la suite, lisons plutôt l'interview qu'on trouvera sur le site http://reforme.net/une/religion/lapocalypse-a-commence qu'on peut lire ci-dessous.
« L'Apocalypse a commencé »
L’anthropologue René Girard, professeur à l’université de Stanford, est mort mercredi 4 novembre à l’âge de 91 ans. Le 8 janvier 2008, il avait accordé à Réforme une longue interview.
Mondialement connu pour sa théorie mimétique, René Girard se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux. Il analyse et commente ici l'actualité sombre du monde à la lumière de son dernier livre inspiré par la lecture de Clausewitz.
La pensée de René Girard, en apparence limpide, se révèle cependant complexe car paradoxale et radicalement différente des courants dominants. Encensé ou vivement contesté, René Girard fait débat aujourd’hui, notamment en raison de ses convictions chrétiennes.
Il vient pour l’heure de publier en français Achever Clausewitz (éd. Carnets Nord, 365p., 22 euros), un livre d’entretiens consacré à Carl von Clausewitz (1780-1831), stratège prussien, auteur du De la guerre. On se souvient de sa formule : « La guerre est la -continuation de la politique par d’autres moyens. » Loin de contenir la violence, la politique court derrière la guerre : les moyens guerriers sont devenus des fins. « Achever Clausewitz », c’est lever un tabou : celui qui nous empêchait de voir que l’Apocalypse a commencé. Car la violence des hommes, échappant à tout contrôle, menace aujourd’hui la planète entière.
Même s’il est un peu troublant et fort peu réconfortant de commencer une nouvelle année par une réflexion aussi pessimiste, il faut bien aussi tenter de regarder le monde en face. Nous avons atteint un point, rappelle avec force René Girard, où la disparition de l’espèce humaine devient possible – disparition qui est déjà annoncée dans la Bible – si l’homme ne renonce pas à la violence et à la rivalité.
Vous évoquez dans votre livre, en citant Clausewitz, une « montée aux extrêmes ». Pour vous, l’Apocalypse a déjà commencé…
Je pense qu’il est nécessaire de dire aujourd’hui la vérité en premier lieu sur les phénomènes liés à la dégradation de l’environnement. La fonte, par exemple, des glaces du Groenland est un phénomène très alarmant. Tous les Etats le savent. C’est un enjeu vital aujourd’hui. Les événements qui se déroulent sous nos yeux sont à la fois naturels et culturels, c’est-à-dire qu’ils sont apocalyptiques. Jusqu’à présent, les textes de l’Apocalypse faisaient rire. Tout l’effort de la pensée moderne a été de séparer le culturel du naturel. La science consiste à montrer que les phénomènes culturels ne sont pas naturels et qu’on se trompe forcément si on mélange les tremblements de terre et les rumeurs de guerre, comme le fait le texte de l’Apocalypse. Mais, tout à coup, la science prend conscience que les activités de l’homme sont en train de détruire la nature. C’est la science qui revient à l’Apocalypse.
Cette réalité-là m’impressionne profondément. Depuis trois cents ans, la science a plaidé le contraire pour retomber aujourd’hui sur cette découverte très scientifiquement au moment où on s’y attend le moins. Autrement dit, la pensée apocalyptique n’est plus folle, elle est en train d’entrer dans la vie quotidienne. Si un ouragan de plus touche La Nouvelle-Orléans dans les prochains mois, la question des liens entre ces phénomènes et les activités humaines se reposera. Lorsque l’Apocalypse mélange les deux, c’est une opération qui, sur le plan intellectuel aujourd’hui, a un intérêt prodigieux que même les chrétiens ne veulent pas voir. Ces derniers n’osent pas parler de l’Apocalypse. Des formes de pensée que nous pensions dépassées sont en train de revenir… et ce sont des formes de pensée évangéliques. Ce qui nous paraissait archaïque revient parmi nous sur les ailes de la science. Nos contemporains ne sont pas encore prêts à entendre ces paroles, mais ils vont bientôt l’être.
Pourquoi liez-vous la montée en puissance de la violence avec celle des températures à la surface du globe ?
Il existe un lien direct. Je définis la violence par la rivalité. Dans le monde actuel, beaucoup de choses correspondent au climat des grands textes apocalyptiques du Nouveau Testament, en particulier Matthieu et Marc. Il y est fait mention du phénomène principal du mimétisme, qui est la lutte des doubles : ville contre ville, province contre province... Ce sont toujours les doubles qui se battent et leur bagarre n’a aucun sens puisque c’est la même chose des deux côtés. Aujourd’hui, il ne semble rien de plus urgent à la Chine que de rattraper les Etats-Unis sur tous les plans et en particulier sur le nombre d’autoroutes ou la production de véhicules automobiles. Vous imaginez les conséquences ? Il est bien évident que la production économique et les performances des entreprises mettent en jeu la rivalité. Clausewitz le disait déjà en 1820 : il n’y a rien qui ressemble plus à la guerre que le commerce.
Souvent les chrétiens s’arrêtent à une interprétation eschatologique des textes de l’Apocalypse. Il s’agirait d’un événement supranaturel… Rien n’est plus faux ! Au chapitre 16 de Matthieu, les juifs demandent à Jésus un signe. « Mais, vous savez les lire, les signes, leur répond-t-il. Vous regardez la couleur du ciel le soir et vous savez deviner le temps qu’il fera demain. » Autrement dit, l’Apocalypse, c’est naturel. L’Apocalypse n’est pas du tout divine. Ce sont les hommes qui font l’Apocalypse. Il existe aujourd’hui un moment de chambardement qui m’intéresse au plus haut point.
S’il existe une consonance entre l’évolution du monde et les textes de la Bible, quel message nous donnent-ils pour nous guider ? Ils nous avertissent contre notre violence. Ils nous disent : il faut s’en occuper. Mais ils ne disent pas que c’est Dieu qui intervient dans la montée des eaux ou dans la perte des glaces au pôle Nord. Les grands dirigeants du monde en sont cependant encore à se demander qui aura le droit d’extraire prioritairement le pétrole de cette région du Pôle ! Ce qui, évidemment, ne peut qu’accentuer les risques pour la planète. Là résident le comique et le tragique de notre temps. La bonne manière d’écouter ces textes est de faire nôtre cette inquiétude, elle n’est pas celle de Dieu. Nous en sommes seuls la cause. Nous avons mal utilisé nos pouvoirs et nous continuons de le faire. Nous lisons tout à l’envers.
Le développement continu des armements va dans le même sens, de même que les manipulations biologiques dont les hommes tireront on ne sait encore quelle nouvelle puissance pour guerroyer. Etant donné ce que les hommes ont été capables de faire jusqu’ici, peut-on vraiment leur faire confiance ? Cette folie de l’homme est prévue, annoncée par les Evangiles. Dieu n’en est aucunement responsable. Dans ces conditions, je ne vois pas de tâche plus importante que de rappeler sans cesse le réalisme de la révélation et des textes apocalyptiques. Mais même l’Eglise ne s’y réfère plus jamais.
Vous avez une vision très pessimiste de l’Histoire…
Savez-vous qu’il est courant de professer une vision optimiste à mesure que se multiplient les dangers ? Les Etats sont capables de voir un problème à la fois, et sur le court terme. Mais si on prend tous les problèmes qui assaillent notre époque en même temps, n’est-ce pas monstrueux ? Mieux, l’avenir du monde semble totalement désespéré. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il faut s’occuper. Si on a envie que nos petits-enfants puissent vivre sur une terre où ils puissent se tenir debout. Ceux qui tentent d’avertir les hommes d’aujourd’hui arrivent dans une atmosphère totalement athée. Les hommes de notre temps n’arrivent pas à percevoir l’importance et le sens de ces textes apocalyptiques de la Bible. L’Apocalypse, c’est la durée, si ces temps n’avaient pas été abrégés, il n’y aurait plus un seul adorateur du Dieu unique. Dans les grands textes des Evangiles synoptiques, ces temps sont longs et nous y sommes pleinement entrés. Je ne suis pas pessimiste, au fond. J’attends, comme tout chrétien, l’avènement du Royaume de Dieu.
A partir de votre analyse, quelle parole recommandez-vous aux Eglises ?
Il faut d’abord que les uns et les autres lisent le chapitre 24 de Matthieu, le chapitre 13 de Marc et çà et là quelques passages dans l’Evangile de Luc ! Mais comment comprendre ces passages ? Pour moi, l’homme est foncièrement en rivalité et violent. Il entraîne un désordre de toute la communauté qui finit par un phénomène de bouc émissaire. Dans le christianisme, le phénomène du bouc émissaire ne peut plus se produire parce qu’on le comprend trop bien. Pour qu’un phénomène de bouc émissaire se produise, il faut croire que la victime est coupable. Donc avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Et, par conséquent, savoir qu’on l’a, c’est être privé de moyens sacrificiels d’arrêter la violence. Nous sommes dans cette situation-là, donc nous sommes confrontés à notre propre violence et la seule solution, c’est celle qui est là, dans le christianisme – qui vient en premier lieu d’ailleurs, bien avant toutes choses –, c’est-à-dire l’offre du Royaume et la non-représaille universelle. La logique est parfaite. De ce point de vue, je ne peux que souhaiter aux uns et autres de se tourner vers le Christ. Je ne suis qu’un chrétien très classique, au fond…
Et que dire aux autorités politiques ?
Qu’il faut tout faire pour interrompre ces processus sans fin qui nous mènent à la destruction totale. C’est-à-dire qu’il faut accepter des mesures qui sont encore impensables aujourd’hui. Diminuer la production, s’il le faut, pour sauver la planète. Nombre d’Américains rattachés au camp républicain estiment que tous ces discours apocalyptiques n’ont pour but que les empêcher de gagner tout l’argent qu’ils méritent. Les conséquences de cette insouciance sont une réelle menace pour l’humanité. Le problème est que les responsables politiques qui tiendraient un tel langage de vérité ne sont pas éligibles. Qui peut attirer les suffrages de ses concitoyens en prônant une politique de restriction dans tous les domaines ou prétendre supprimer les automobiles ? Comment déplaire à l’opinion publique et annoncer de nouvelles mauvaises ? Sans doute, l’évolution de notre planète va devenir telle que des mesures très dures et difficiles s’imposeront. Reste que la démocratie n’est pas armée pour faire face à une situation d’urgence. Nous sommes bien dans une perspective apocalyptique.
La peur, comme le suggère Hans Jonas, ne pourrait-elle pas créer cependant les conditions d’une remise en question ? La peur est pédagogique jusqu’à un certain point. Le sera-t-elle suffisamment ? Cela me paraît fort douteux. Il faut continuer à dire aux opinions publiques que tout finira mal, sans cela vous ne les réveillerez jamais. L’annonce de l’Apocalypse, c’est avant tout le seul discours qui puisse contribuer à sauver le monde. Le problème des responsables est de se situer toujours dans le court terme. Le fondement du religieux, sur le plan social et politique, apparaît à l’inverse comme la pensée de la continuité, le souci de l’avenir. Les discours des religions et celui du christianisme rappellent toutes les traditions qui demandent à être maintenues, la famille par exemple. Traditions qui ont pour fonction de maîtriser la temporalité qui nous échappe. Donc, le religieux est d’une certaine manière conservateur.
Seriez-vous d’accord avec l’affirmation selon laquelle « le christianisme serait la religion de la sortie de la religion » ?
Ceux qui l’évoquent, comme Marcel Gauchet, le disent d’une façon athée, humaniste, la fin du religieux d’une manière post-hégélienne. Alors que je dis de mon côté que c’est la fonction du christianisme depuis le début. Le christianisme n’est pas une religion comme les autres. Les religions ont des dieux, des règles, des doctrines… Le christianisme ne nous apprend pas qui est Dieu, ou plutôt, si nous le savons, ce n’est qu’à travers le Christ. Parce que la mort du Christ nous a appris ce que sont les religions en révélant le mécanisme sacrificiel qui les fonde. La prédication du Christ est la seule à avoir dévoilé l’origine violente de l’humanité et sa perpétuation culturelle. L’échec de la prédication et la Passion, qui sacrifie le plus innocent de tous, ouvrent la voie à la lente connaissance de la méconnaissance du mécanisme victimaire.
Je défends depuis de longues années l’idée que cette révélation du mécanisme de la violence, du sacrifice, est inscrite dans le texte même des Evangiles. La question est : « Mais pourquoi existe-t-il des religions ? ». A mon sens, parce que l’on s’imagine que la victime est vraiment responsable et peut donc provoquer la réconciliation. En réalité, ce phénomène purement victimaire pourrait se passer sur n’importe qui. Le Christ, justement, n’est pas n’importe qui parce qu’il accepte cette mort pour faire connaître aux hommes ce qu’est réellement le religieux. Cette fonction du Christ donne au christianisme une place qui lui permet même d’approuver l’antireligion moderne dans ce qu’elle a de vrai.
L’apparition des fondamentalismes ne serait-elle pas une manière de réintroduirede la religion ?
Oui et non. Le fondamentalisme est avant tout un combattant du religieux. Les fondamentalistes sont dans le même mouvement que des athées qui sont partisans de telle ou telle idéologie. Généralement, les fondamentalistes que l’on rencontre aux Etats-Unis sont plutôt ignorants, mais voudraient bien qu’on les laisse tranquilles et que l’on ne les attaque pas systématiquement sur leurs convictions contre le mariage homosexuel. Convictions qu’ils considèrent conformes à leur lecture traditionnelle de la Bible. Ils sont en réalité minoritaires et ne dominent en rien l’Amérique. Pourtant, j’adresse aux fondamentalistes un reproche fondamental : ils attribuent à Dieu, ou à des phénomènes surnaturels, ce qui revient en réalité aux hommes. C’est pour cette raison qu’ils sont absurdes et non pour leurs convictions que l’on a coutume de qualifier de rétrogrades.
A propos du sacrifice, comment comprendre le sacrifice de ces terroristes qui donnent leur vie pour ôter celle d’autres vivants ?
Nous ne savons pas. Nous sommes devant une culture de mort qui nous échappe. Le 11 septembre 2001 a été le début d’une nouvelle phase. Le terrorisme actuel reste à penser. On ne comprend toujours pas ce qu’est un terroriste prêt à mourir pour tuer des Américains, des Israéliens ou des Irakiens. La nouveauté par rapport à l’héroïsme occidental est qu’il s’agit d’imposer la souffrance et la mort, au besoin en les subissant soi-même. Cette « montée aux extrêmes » de la violence sort de notre univers.
Je crois que nous sommes attachés à la vie d’une manière qui ne nous permet pas d’y accéder. Le terrorisme nous dépasse, on a l’impression de ne plus pouvoir réfléchir. C’est une menace, du fait même que l’on ne comprend pas. On ne peut pas négocier. Et encore moins faire la guerre contre le terrorisme sans même savoir où sont les terroristes, s’ils existent, s’ils ont envie de négocier…
Les Américains ont commis l’erreur de « déclarer la guerre » à Al-Qaida alors qu’on ne sait même pas si Al-Qaida existe. Le président Bush a réagi avec son instinct d’Américain, comme s’il s’agissait d’un adversaire habituel. Il s’est lourdement trompé. Il pensait répondre à une attente. Mais sans réflexion. Il savait que l’Amérique attendait de l’action. D’où la guerre d’Irak… Une bêtise absolue ! L’ère des guerres est finie : désormais, la guerre est partout. Nous sommes entrés dans l’ère du passage à l’acte universel. Il n’y a plus de politique intelligente. Nous sommes près de la fin.
Vous situez le Christ au cœur de l’histoire de l’humanité, mais quelle place accordez-vous aux autres religions ?
Les autres religions sont nécessaires pour l’arrivée au christianisme. L’éducation de l’homme est faite par le religieux. Les religions non chrétiennes sont nécessaires à un certain stade de l’humanité. Elles ont permis ce passage de l’animalité jusqu’à l’homme. Mais le christianisme met fin à ces religions et nous place devant l’Apocalypse.
Le sacrifice, par exemple, personne ne peut le définir parce que c’est trop évident. Il s’agit d’une violence de substitution, nécessaire pour passer la colère des hommes. Le nom chrétien du péché capital est bien la colère, plus que le ressentiment. Le péché originel, c’est la violence, ou plutôt l’ensemble, orgueil, colère et violence. L’islam, de son côté, ne dit rien contre la violence. Il l’accepte parfois comme un des véhicules de la révélation de Dieu. Il n’y a de devoir du chrétien de conquérir quoi que ce soit par la violence. D’une certaine manière, l’islam est une idéologie religieuse qui reste plongée dans l’archaïsme. Il en va différemment du judaïsme. Dans la Bible, on trouve les premiers textes religieux où la victime est innocente. L’histoire de Joseph, par exemple, on sent bien qu’elle va vers le christianisme, elle est tout entière prophétique, au sens chrétien du terme. Précisément parce qu’elle fait de la victime la victime de ses frères. L’histoire commence par une sorte de lynchage, et ce lynchage, c’est celui de l’innocent et non pas du coupable… Déjà l’histoire du Christ.
Que répondez-vous à ceux qui, à l’exemple du philosophe Michel Onfray, considèrent que ce sont les religions qui sont sources de violences et de guerres ?
Ce sont des penseurs qui en sont -encore à Auguste Comte. Un homme qui considérait que le religieux était essentiellement une réponse à la question des origines de l’univers. Le bon sauvage sous le ciel étoilé qui médite sur l’univers et se demande d’où cela vient... La religion archaïque n’a strictement rien à voir avec ce genre de préoccupation.
Pour ce qui est de la violence, sachez qu’à toutes les époques on tue au nom de ce qui importe alors. Au moment de la féodalité, on estimait que la justice royale permettrait une paix universelle. A partir des rois on a cru que les querelles dynastiques étaient à l’origine des guerres. Quand on en arrive à la république, Clausewitz voit très bien que celle-ci produit une mobilisation du peuple pour la guerre, qui jusqu’alors était le fait des princes. L’origine de la violence sera toujours cherchée ailleurs, on désignera toujours la chose la plus importante du moment… Alors que c’est l’homme, bien entendu, qui est à la source de toute violence.
Vous considérez cependant le christianisme comme une religion rejetée, sinon méprisée, aujourd’hui…
Le christianisme est radicalement méprisé. Et il est le seul dans ce cas. Il est méprisé particulièrement en Europe parce qu’il faut se défendre contre lui. Il annonce que les hommes sont violents, c’est lui qui vient troubler notre tranquillité archaïque. Le christianisme n’est pas reçu, en réalité, parce qu’il n’est pas compris. Il faut en revenir au texte et au message évangélique…
Démarche protestante, s’il en est…
Savez-vous que les catholiques ont toujours pensé que j’étais protestant ? A dire vrai, protestantisme, catholicisme…, cela n’a pas grande importance à mes yeux. Les catholiques sont aussi influencés par les protestants que les protestants peuvent l’être par les catholiques. La remarque est évidente pour ce qui est des Etats-Unis. Les protestants comprennent la valeur de l’unité. Les intellectuels, en particulier, regardent beaucoup plus aujourd’hui ce qui se passe dans l’Eglise catholique. Il se trouve que de nombreuses conversions au catholicisme ont lieu en ce moment aux Etats-Unis. Il faut dire que la vie intellectuelle dans les universités américaines est dominée par des figures catholiques. Les White Anglo-Saxons Protestants sont toujours, de leur côté, plus attirés par le business. C’est peut-être le souci de la parole d’autorité, de la parole qui se fait entendre dans le monde, qui questionne aujourd’hui la pensée américaine. D’où peut-être cette attirance nouvelle pour l’universalité du catholicisme.
Le tragique serait-il pour vous le dernier mot de l’Histoire ?
Le tragique en grec, c’est le mot trogos. C’est la mort de cette victime qui finalement réconcilie. Donc, c’est aussi la catharsis. La tragédie grecque elle-même ne fait que répéter la naissance du religieux. C’est la mort de la victime qui ramène la paix en amenant la purification de la violence. La mort de la victime ramène la paix. La tragédie respecte le schéma de la religion archaïque. Reste quand même une incertitude sur la vérité de la culpabilité de la victime. Cela va dans le sens du christianisme. Mais accepter la vérité du christianisme, c’est se débarrasser du tragique, c’est l’au-delà du tragique. Nous ne savons pas ce dont il s’agit réellement. Mais nous savons pourtant que l’Apocalypse, ce n’est pas triste, dans la mesure où si on arrive vraiment à elle, on commence à passer à autre chose. Les chapitres apocalyptiques des Evangiles annoncent cela, mais ne sont pas pour autant un happy end. La providence, c’est toujours une attente, l’Apocalypse, c’est sûr.
Reste que nous ne sommes pas appelés à la peur, mais à la confiance…
« N’ayez pas peur. » Cette parole apocalyptique se trouve dans l’Evangile. Cela ne va pas être facile, ni plaisant, mais le Christ nous dit : « Ne vous en faites pas ! » Il faut continuer jusqu’au bout, comme si de rien n’était. La vocation de l’humanité continue. Penser vraiment l’Apocalypse, c’est penser la tragédie des temps qui viennent dans une lumière chrétienne qui est fondamentalement optimiste. Ce n’est pas la fin de tout, mais l’arrivée du Royaume de Dieu. Royaume de Dieu dont nous n’avons aucune explication. Mais qu’importe, puisqu’il se rapproche de nous."
(fin de l'article)
René Girard est professeur émérite de littérature comparée à l’université Stanford et à l’université Duke (Etats-Unis) et membre de l’Académie française depuis 2005. Site principal sur René Girard en français : perspectives-girard.org/intro.php
La pensée de René Girard, en apparence limpide, se révèle cependant complexe car paradoxale et radicalement différente des courants dominants. Encensé ou vivement contesté, René Girard fait débat aujourd’hui, notamment en raison de ses convictions chrétiennes.
Il vient pour l’heure de publier en français Achever Clausewitz (éd. Carnets Nord, 365p., 22 euros), un livre d’entretiens consacré à Carl von Clausewitz (1780-1831), stratège prussien, auteur du De la guerre. On se souvient de sa formule : « La guerre est la -continuation de la politique par d’autres moyens. » Loin de contenir la violence, la politique court derrière la guerre : les moyens guerriers sont devenus des fins. « Achever Clausewitz », c’est lever un tabou : celui qui nous empêchait de voir que l’Apocalypse a commencé. Car la violence des hommes, échappant à tout contrôle, menace aujourd’hui la planète entière.
Même s’il est un peu troublant et fort peu réconfortant de commencer une nouvelle année par une réflexion aussi pessimiste, il faut bien aussi tenter de regarder le monde en face. Nous avons atteint un point, rappelle avec force René Girard, où la disparition de l’espèce humaine devient possible – disparition qui est déjà annoncée dans la Bible – si l’homme ne renonce pas à la violence et à la rivalité.
Vous évoquez dans votre livre, en citant Clausewitz, une « montée aux extrêmes ». Pour vous, l’Apocalypse a déjà commencé…
Je pense qu’il est nécessaire de dire aujourd’hui la vérité en premier lieu sur les phénomènes liés à la dégradation de l’environnement. La fonte, par exemple, des glaces du Groenland est un phénomène très alarmant. Tous les Etats le savent. C’est un enjeu vital aujourd’hui. Les événements qui se déroulent sous nos yeux sont à la fois naturels et culturels, c’est-à-dire qu’ils sont apocalyptiques. Jusqu’à présent, les textes de l’Apocalypse faisaient rire. Tout l’effort de la pensée moderne a été de séparer le culturel du naturel. La science consiste à montrer que les phénomènes culturels ne sont pas naturels et qu’on se trompe forcément si on mélange les tremblements de terre et les rumeurs de guerre, comme le fait le texte de l’Apocalypse. Mais, tout à coup, la science prend conscience que les activités de l’homme sont en train de détruire la nature. C’est la science qui revient à l’Apocalypse.
Cette réalité-là m’impressionne profondément. Depuis trois cents ans, la science a plaidé le contraire pour retomber aujourd’hui sur cette découverte très scientifiquement au moment où on s’y attend le moins. Autrement dit, la pensée apocalyptique n’est plus folle, elle est en train d’entrer dans la vie quotidienne. Si un ouragan de plus touche La Nouvelle-Orléans dans les prochains mois, la question des liens entre ces phénomènes et les activités humaines se reposera. Lorsque l’Apocalypse mélange les deux, c’est une opération qui, sur le plan intellectuel aujourd’hui, a un intérêt prodigieux que même les chrétiens ne veulent pas voir. Ces derniers n’osent pas parler de l’Apocalypse. Des formes de pensée que nous pensions dépassées sont en train de revenir… et ce sont des formes de pensée évangéliques. Ce qui nous paraissait archaïque revient parmi nous sur les ailes de la science. Nos contemporains ne sont pas encore prêts à entendre ces paroles, mais ils vont bientôt l’être.
Pourquoi liez-vous la montée en puissance de la violence avec celle des températures à la surface du globe ?
Il existe un lien direct. Je définis la violence par la rivalité. Dans le monde actuel, beaucoup de choses correspondent au climat des grands textes apocalyptiques du Nouveau Testament, en particulier Matthieu et Marc. Il y est fait mention du phénomène principal du mimétisme, qui est la lutte des doubles : ville contre ville, province contre province... Ce sont toujours les doubles qui se battent et leur bagarre n’a aucun sens puisque c’est la même chose des deux côtés. Aujourd’hui, il ne semble rien de plus urgent à la Chine que de rattraper les Etats-Unis sur tous les plans et en particulier sur le nombre d’autoroutes ou la production de véhicules automobiles. Vous imaginez les conséquences ? Il est bien évident que la production économique et les performances des entreprises mettent en jeu la rivalité. Clausewitz le disait déjà en 1820 : il n’y a rien qui ressemble plus à la guerre que le commerce.
Souvent les chrétiens s’arrêtent à une interprétation eschatologique des textes de l’Apocalypse. Il s’agirait d’un événement supranaturel… Rien n’est plus faux ! Au chapitre 16 de Matthieu, les juifs demandent à Jésus un signe. « Mais, vous savez les lire, les signes, leur répond-t-il. Vous regardez la couleur du ciel le soir et vous savez deviner le temps qu’il fera demain. » Autrement dit, l’Apocalypse, c’est naturel. L’Apocalypse n’est pas du tout divine. Ce sont les hommes qui font l’Apocalypse. Il existe aujourd’hui un moment de chambardement qui m’intéresse au plus haut point.
S’il existe une consonance entre l’évolution du monde et les textes de la Bible, quel message nous donnent-ils pour nous guider ? Ils nous avertissent contre notre violence. Ils nous disent : il faut s’en occuper. Mais ils ne disent pas que c’est Dieu qui intervient dans la montée des eaux ou dans la perte des glaces au pôle Nord. Les grands dirigeants du monde en sont cependant encore à se demander qui aura le droit d’extraire prioritairement le pétrole de cette région du Pôle ! Ce qui, évidemment, ne peut qu’accentuer les risques pour la planète. Là résident le comique et le tragique de notre temps. La bonne manière d’écouter ces textes est de faire nôtre cette inquiétude, elle n’est pas celle de Dieu. Nous en sommes seuls la cause. Nous avons mal utilisé nos pouvoirs et nous continuons de le faire. Nous lisons tout à l’envers.
Le développement continu des armements va dans le même sens, de même que les manipulations biologiques dont les hommes tireront on ne sait encore quelle nouvelle puissance pour guerroyer. Etant donné ce que les hommes ont été capables de faire jusqu’ici, peut-on vraiment leur faire confiance ? Cette folie de l’homme est prévue, annoncée par les Evangiles. Dieu n’en est aucunement responsable. Dans ces conditions, je ne vois pas de tâche plus importante que de rappeler sans cesse le réalisme de la révélation et des textes apocalyptiques. Mais même l’Eglise ne s’y réfère plus jamais.
Vous avez une vision très pessimiste de l’Histoire…
Savez-vous qu’il est courant de professer une vision optimiste à mesure que se multiplient les dangers ? Les Etats sont capables de voir un problème à la fois, et sur le court terme. Mais si on prend tous les problèmes qui assaillent notre époque en même temps, n’est-ce pas monstrueux ? Mieux, l’avenir du monde semble totalement désespéré. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il faut s’occuper. Si on a envie que nos petits-enfants puissent vivre sur une terre où ils puissent se tenir debout. Ceux qui tentent d’avertir les hommes d’aujourd’hui arrivent dans une atmosphère totalement athée. Les hommes de notre temps n’arrivent pas à percevoir l’importance et le sens de ces textes apocalyptiques de la Bible. L’Apocalypse, c’est la durée, si ces temps n’avaient pas été abrégés, il n’y aurait plus un seul adorateur du Dieu unique. Dans les grands textes des Evangiles synoptiques, ces temps sont longs et nous y sommes pleinement entrés. Je ne suis pas pessimiste, au fond. J’attends, comme tout chrétien, l’avènement du Royaume de Dieu.
A partir de votre analyse, quelle parole recommandez-vous aux Eglises ?
Il faut d’abord que les uns et les autres lisent le chapitre 24 de Matthieu, le chapitre 13 de Marc et çà et là quelques passages dans l’Evangile de Luc ! Mais comment comprendre ces passages ? Pour moi, l’homme est foncièrement en rivalité et violent. Il entraîne un désordre de toute la communauté qui finit par un phénomène de bouc émissaire. Dans le christianisme, le phénomène du bouc émissaire ne peut plus se produire parce qu’on le comprend trop bien. Pour qu’un phénomène de bouc émissaire se produise, il faut croire que la victime est coupable. Donc avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Et, par conséquent, savoir qu’on l’a, c’est être privé de moyens sacrificiels d’arrêter la violence. Nous sommes dans cette situation-là, donc nous sommes confrontés à notre propre violence et la seule solution, c’est celle qui est là, dans le christianisme – qui vient en premier lieu d’ailleurs, bien avant toutes choses –, c’est-à-dire l’offre du Royaume et la non-représaille universelle. La logique est parfaite. De ce point de vue, je ne peux que souhaiter aux uns et autres de se tourner vers le Christ. Je ne suis qu’un chrétien très classique, au fond…
Et que dire aux autorités politiques ?
Qu’il faut tout faire pour interrompre ces processus sans fin qui nous mènent à la destruction totale. C’est-à-dire qu’il faut accepter des mesures qui sont encore impensables aujourd’hui. Diminuer la production, s’il le faut, pour sauver la planète. Nombre d’Américains rattachés au camp républicain estiment que tous ces discours apocalyptiques n’ont pour but que les empêcher de gagner tout l’argent qu’ils méritent. Les conséquences de cette insouciance sont une réelle menace pour l’humanité. Le problème est que les responsables politiques qui tiendraient un tel langage de vérité ne sont pas éligibles. Qui peut attirer les suffrages de ses concitoyens en prônant une politique de restriction dans tous les domaines ou prétendre supprimer les automobiles ? Comment déplaire à l’opinion publique et annoncer de nouvelles mauvaises ? Sans doute, l’évolution de notre planète va devenir telle que des mesures très dures et difficiles s’imposeront. Reste que la démocratie n’est pas armée pour faire face à une situation d’urgence. Nous sommes bien dans une perspective apocalyptique.
La peur, comme le suggère Hans Jonas, ne pourrait-elle pas créer cependant les conditions d’une remise en question ? La peur est pédagogique jusqu’à un certain point. Le sera-t-elle suffisamment ? Cela me paraît fort douteux. Il faut continuer à dire aux opinions publiques que tout finira mal, sans cela vous ne les réveillerez jamais. L’annonce de l’Apocalypse, c’est avant tout le seul discours qui puisse contribuer à sauver le monde. Le problème des responsables est de se situer toujours dans le court terme. Le fondement du religieux, sur le plan social et politique, apparaît à l’inverse comme la pensée de la continuité, le souci de l’avenir. Les discours des religions et celui du christianisme rappellent toutes les traditions qui demandent à être maintenues, la famille par exemple. Traditions qui ont pour fonction de maîtriser la temporalité qui nous échappe. Donc, le religieux est d’une certaine manière conservateur.
Seriez-vous d’accord avec l’affirmation selon laquelle « le christianisme serait la religion de la sortie de la religion » ?
Ceux qui l’évoquent, comme Marcel Gauchet, le disent d’une façon athée, humaniste, la fin du religieux d’une manière post-hégélienne. Alors que je dis de mon côté que c’est la fonction du christianisme depuis le début. Le christianisme n’est pas une religion comme les autres. Les religions ont des dieux, des règles, des doctrines… Le christianisme ne nous apprend pas qui est Dieu, ou plutôt, si nous le savons, ce n’est qu’à travers le Christ. Parce que la mort du Christ nous a appris ce que sont les religions en révélant le mécanisme sacrificiel qui les fonde. La prédication du Christ est la seule à avoir dévoilé l’origine violente de l’humanité et sa perpétuation culturelle. L’échec de la prédication et la Passion, qui sacrifie le plus innocent de tous, ouvrent la voie à la lente connaissance de la méconnaissance du mécanisme victimaire.
Je défends depuis de longues années l’idée que cette révélation du mécanisme de la violence, du sacrifice, est inscrite dans le texte même des Evangiles. La question est : « Mais pourquoi existe-t-il des religions ? ». A mon sens, parce que l’on s’imagine que la victime est vraiment responsable et peut donc provoquer la réconciliation. En réalité, ce phénomène purement victimaire pourrait se passer sur n’importe qui. Le Christ, justement, n’est pas n’importe qui parce qu’il accepte cette mort pour faire connaître aux hommes ce qu’est réellement le religieux. Cette fonction du Christ donne au christianisme une place qui lui permet même d’approuver l’antireligion moderne dans ce qu’elle a de vrai.
L’apparition des fondamentalismes ne serait-elle pas une manière de réintroduirede la religion ?
Oui et non. Le fondamentalisme est avant tout un combattant du religieux. Les fondamentalistes sont dans le même mouvement que des athées qui sont partisans de telle ou telle idéologie. Généralement, les fondamentalistes que l’on rencontre aux Etats-Unis sont plutôt ignorants, mais voudraient bien qu’on les laisse tranquilles et que l’on ne les attaque pas systématiquement sur leurs convictions contre le mariage homosexuel. Convictions qu’ils considèrent conformes à leur lecture traditionnelle de la Bible. Ils sont en réalité minoritaires et ne dominent en rien l’Amérique. Pourtant, j’adresse aux fondamentalistes un reproche fondamental : ils attribuent à Dieu, ou à des phénomènes surnaturels, ce qui revient en réalité aux hommes. C’est pour cette raison qu’ils sont absurdes et non pour leurs convictions que l’on a coutume de qualifier de rétrogrades.
A propos du sacrifice, comment comprendre le sacrifice de ces terroristes qui donnent leur vie pour ôter celle d’autres vivants ?
Nous ne savons pas. Nous sommes devant une culture de mort qui nous échappe. Le 11 septembre 2001 a été le début d’une nouvelle phase. Le terrorisme actuel reste à penser. On ne comprend toujours pas ce qu’est un terroriste prêt à mourir pour tuer des Américains, des Israéliens ou des Irakiens. La nouveauté par rapport à l’héroïsme occidental est qu’il s’agit d’imposer la souffrance et la mort, au besoin en les subissant soi-même. Cette « montée aux extrêmes » de la violence sort de notre univers.
Je crois que nous sommes attachés à la vie d’une manière qui ne nous permet pas d’y accéder. Le terrorisme nous dépasse, on a l’impression de ne plus pouvoir réfléchir. C’est une menace, du fait même que l’on ne comprend pas. On ne peut pas négocier. Et encore moins faire la guerre contre le terrorisme sans même savoir où sont les terroristes, s’ils existent, s’ils ont envie de négocier…
Les Américains ont commis l’erreur de « déclarer la guerre » à Al-Qaida alors qu’on ne sait même pas si Al-Qaida existe. Le président Bush a réagi avec son instinct d’Américain, comme s’il s’agissait d’un adversaire habituel. Il s’est lourdement trompé. Il pensait répondre à une attente. Mais sans réflexion. Il savait que l’Amérique attendait de l’action. D’où la guerre d’Irak… Une bêtise absolue ! L’ère des guerres est finie : désormais, la guerre est partout. Nous sommes entrés dans l’ère du passage à l’acte universel. Il n’y a plus de politique intelligente. Nous sommes près de la fin.
Vous situez le Christ au cœur de l’histoire de l’humanité, mais quelle place accordez-vous aux autres religions ?
Les autres religions sont nécessaires pour l’arrivée au christianisme. L’éducation de l’homme est faite par le religieux. Les religions non chrétiennes sont nécessaires à un certain stade de l’humanité. Elles ont permis ce passage de l’animalité jusqu’à l’homme. Mais le christianisme met fin à ces religions et nous place devant l’Apocalypse.
Le sacrifice, par exemple, personne ne peut le définir parce que c’est trop évident. Il s’agit d’une violence de substitution, nécessaire pour passer la colère des hommes. Le nom chrétien du péché capital est bien la colère, plus que le ressentiment. Le péché originel, c’est la violence, ou plutôt l’ensemble, orgueil, colère et violence. L’islam, de son côté, ne dit rien contre la violence. Il l’accepte parfois comme un des véhicules de la révélation de Dieu. Il n’y a de devoir du chrétien de conquérir quoi que ce soit par la violence. D’une certaine manière, l’islam est une idéologie religieuse qui reste plongée dans l’archaïsme. Il en va différemment du judaïsme. Dans la Bible, on trouve les premiers textes religieux où la victime est innocente. L’histoire de Joseph, par exemple, on sent bien qu’elle va vers le christianisme, elle est tout entière prophétique, au sens chrétien du terme. Précisément parce qu’elle fait de la victime la victime de ses frères. L’histoire commence par une sorte de lynchage, et ce lynchage, c’est celui de l’innocent et non pas du coupable… Déjà l’histoire du Christ.
Que répondez-vous à ceux qui, à l’exemple du philosophe Michel Onfray, considèrent que ce sont les religions qui sont sources de violences et de guerres ?
Ce sont des penseurs qui en sont -encore à Auguste Comte. Un homme qui considérait que le religieux était essentiellement une réponse à la question des origines de l’univers. Le bon sauvage sous le ciel étoilé qui médite sur l’univers et se demande d’où cela vient... La religion archaïque n’a strictement rien à voir avec ce genre de préoccupation.
Pour ce qui est de la violence, sachez qu’à toutes les époques on tue au nom de ce qui importe alors. Au moment de la féodalité, on estimait que la justice royale permettrait une paix universelle. A partir des rois on a cru que les querelles dynastiques étaient à l’origine des guerres. Quand on en arrive à la république, Clausewitz voit très bien que celle-ci produit une mobilisation du peuple pour la guerre, qui jusqu’alors était le fait des princes. L’origine de la violence sera toujours cherchée ailleurs, on désignera toujours la chose la plus importante du moment… Alors que c’est l’homme, bien entendu, qui est à la source de toute violence.
Vous considérez cependant le christianisme comme une religion rejetée, sinon méprisée, aujourd’hui…
Le christianisme est radicalement méprisé. Et il est le seul dans ce cas. Il est méprisé particulièrement en Europe parce qu’il faut se défendre contre lui. Il annonce que les hommes sont violents, c’est lui qui vient troubler notre tranquillité archaïque. Le christianisme n’est pas reçu, en réalité, parce qu’il n’est pas compris. Il faut en revenir au texte et au message évangélique…
Démarche protestante, s’il en est…
Savez-vous que les catholiques ont toujours pensé que j’étais protestant ? A dire vrai, protestantisme, catholicisme…, cela n’a pas grande importance à mes yeux. Les catholiques sont aussi influencés par les protestants que les protestants peuvent l’être par les catholiques. La remarque est évidente pour ce qui est des Etats-Unis. Les protestants comprennent la valeur de l’unité. Les intellectuels, en particulier, regardent beaucoup plus aujourd’hui ce qui se passe dans l’Eglise catholique. Il se trouve que de nombreuses conversions au catholicisme ont lieu en ce moment aux Etats-Unis. Il faut dire que la vie intellectuelle dans les universités américaines est dominée par des figures catholiques. Les White Anglo-Saxons Protestants sont toujours, de leur côté, plus attirés par le business. C’est peut-être le souci de la parole d’autorité, de la parole qui se fait entendre dans le monde, qui questionne aujourd’hui la pensée américaine. D’où peut-être cette attirance nouvelle pour l’universalité du catholicisme.
Le tragique serait-il pour vous le dernier mot de l’Histoire ?
Le tragique en grec, c’est le mot trogos. C’est la mort de cette victime qui finalement réconcilie. Donc, c’est aussi la catharsis. La tragédie grecque elle-même ne fait que répéter la naissance du religieux. C’est la mort de la victime qui ramène la paix en amenant la purification de la violence. La mort de la victime ramène la paix. La tragédie respecte le schéma de la religion archaïque. Reste quand même une incertitude sur la vérité de la culpabilité de la victime. Cela va dans le sens du christianisme. Mais accepter la vérité du christianisme, c’est se débarrasser du tragique, c’est l’au-delà du tragique. Nous ne savons pas ce dont il s’agit réellement. Mais nous savons pourtant que l’Apocalypse, ce n’est pas triste, dans la mesure où si on arrive vraiment à elle, on commence à passer à autre chose. Les chapitres apocalyptiques des Evangiles annoncent cela, mais ne sont pas pour autant un happy end. La providence, c’est toujours une attente, l’Apocalypse, c’est sûr.
Reste que nous ne sommes pas appelés à la peur, mais à la confiance…
« N’ayez pas peur. » Cette parole apocalyptique se trouve dans l’Evangile. Cela ne va pas être facile, ni plaisant, mais le Christ nous dit : « Ne vous en faites pas ! » Il faut continuer jusqu’au bout, comme si de rien n’était. La vocation de l’humanité continue. Penser vraiment l’Apocalypse, c’est penser la tragédie des temps qui viennent dans une lumière chrétienne qui est fondamentalement optimiste. Ce n’est pas la fin de tout, mais l’arrivée du Royaume de Dieu. Royaume de Dieu dont nous n’avons aucune explication. Mais qu’importe, puisqu’il se rapproche de nous."
(fin de l'article)
René Girard est professeur émérite de littérature comparée à l’université Stanford et à l’université Duke (Etats-Unis) et membre de l’Académie française depuis 2005. Site principal sur René Girard en français : perspectives-girard.org/intro.php
Liens:
http://www.carnetsnord.fr/titre/achever-clausewitz (René Girard Achever Clausewitz)
http://domirigaray.blogspot.fr/ (blogs à propos de rené girard)
http://commeletoiledumatin.blogspot.fr/ (violence, religion, daesh)
http://www.perspectives-girard.org/references/references/reference-0002.pdf : Comment "Dieu est mort !", selon Nietzsche. c'est le texte capital, paraît-il, sur la disparition définitive de toute religion"
http://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Rene-Girard-le-dernier-grand-penseur-de-la-non-violence-2015-11-05-1377048 Jean Claude Guillebaud « René Girard, le dernier grand penseur de la non-violence »)
http://darknessclosesin.ning.com/group/the-prophecies-group/forum/topic/show?id=4506165%3ATopic%3A1321609&xg_source=msg (In the dark: Jewish Prophecies and Messianic Expectation)
http://darknessclosesin.ning.com/group/the-prophecies-group/forum/topic/show?id=4506165%3ATopic%3A1321349&xg_source=msg Inthe dark: Christian Prophecies and the Second Coming of Christ)
http://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Rene-Girard-le-dernier-grand-penseur-de-la-non-violence-2015-11-05-1377048 Jean Claude Guillebaud « René Girard, le dernier grand penseur de la non-violence »)
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http://www.automatesintelligents.com/echanges/2002/oct/girard.html (La violence humaine, imitation ou mèmes? : critique d'un point de vue "girardien"par Simon DeKeukelaere)
http://www.sciencesetavenir.fr/sante/20150320.OBS5094/les-neurones-miroir-vous-connaissez-on-vous-explique.html (neurones miroir)
http://www.neuroeducation-ini.fr/wp-content/uploads/2014/05/NEURONES-MIROIRS-2014.pdf (neurones miroir)
http://chip.ucsd.edu/ (Center for brain and cognition Université de San Diégo)
Bibliographie:
1961 Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris: Grasset)
1963 Dostoïevski: du double à l'unité (Paris: Plon).
1972 La violence et le sacré (Paris: Grasset). L'ouvrage est couronné par l'Académie
1976 Critique dans un souterrain (Lausanne; L'Age d'Homme).
1978 Des Choses cachées depuis la fondation du monde avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort (Paris: Grasset).
1982 Le bouc émissaire
1985 La route Antique des hommes pervers (Paris: Grasset)
1988 To double business bound, The Johns Hopkins University Press,
1978. London, Athlone Press, 1988. 1990 Shakespeare Les Feux de L'envie (Paris: Grasset) prix Médicis 1994 Quand ces Choses commenceront, entretiens avec Michel Treguer (arléa Paris diffusion Le Seuil) 1999 Je vois Satan tomber comme l'éclair (Paris: Grasset)
2001 Celui par qui le scandale arrive (Desclée de Brouwer)
2002 La voix méconnue du réel (Paris: Grasset)
2003 Le sacrifice (Paris: Bibliothèque nationale de France)
2004 Les origines de la culture (Desclée de Brouwer)
2007 Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre (Paris: Editions Carnets Nords)
2008 Anorexie et désir mimétique (Paris: Editions de l'Herne)
2008 La conversion de l’art (Paris : Carnets Nord)
2010 Géométries du désir (Paris : l’Herne)
2011 Sanglantes Origines. Entretiens avec Walter Burkert, Renato Rosaldo et Jonathan Z. Smith (Paris: Flammarion)
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